Léon Bloy

 

 

 

 

 

Un spectre hante la France littéraire à la charnière du xixe et du xxe siècle. Sa plume est trempée dans le vitriol, sa foi sans compromis, sa pauvreté non fein­te et sa fureur torrentielle. Quant à sa noto­riété littéraire, d’abord à l’om­bre de Barbey d’Aurevilly, Villiers de L’Isle-Adam, de Mais­tre ou ­Huysmans qui furent ses maîtres, elle est en partie liée à son humeur, mauvaise, contre tous les écrivains à la mode qu’il conspue sans relâche.

Polémiste tourmenté contre son siècle ennemi de Dieu, Léon Bloy (1846-1917) vitupère les « catins des lettres » : Emile Zola, bien sûr, « iconographe de la décadence », mais aussi Paul Bourget ou Guy de Maupassant, ne respectant que Baudelaire et Verlaine. « En comparaison de Bloy, écrivait le grand critique Pascal Pia, le Bernanos des jours d’orage n’est encore que miel et confiture de roses. » Léon Bloy ne cesse de cultiver ce paradoxe, souligné par Pierre Glaudes dans son bel essai Léon Bloy, la littérature et la Bible (1) : il vit pour l’écriture et non pour la littérature. Quand il évoque cette dernière, il n’est pas dans la demi-mesure : la litté­rature, sans « enthousias­me » et sans Dieu, n’est plus que « la plus vile des créatures et la plus déshonorante des inventions qui abrutissent […]. Athée, fille d’athées, mère d’athées, trois fois sacrilège, soixante-dix-sept fois marquise de la luxure et de l’impiété, cette littérature est devenue quelque chose comme le vomissement des siècles sur le fumier définitif de la pensée et du langage. »

L’homme, que la conversion au catho­licisme, à 23 ans, marqua au fer rouge, n’est guère conciliant, acharné à se forger des hai­nes, que ce soit celles qu’il inspirait ou celles qu’il dégor­geait. A s’enivrer des textes de Bloy, qui se disait « chrétien des catacombes », et à dévorer la remarquable biographie que lui consacre aujourd’hui Emmanuel Godo, on comprend que la précarité dans laquelle l’auteur du Sang du pauvre se débattit toute sa vie fut plus qu’un état social : le complet dénuement, à la fois subi et recherché, entretint sa colère. ­Journaliste pour survivre, il fut successivement ­viré de L’Univers en 1874, puis du Figaro en 1884 — journaux catholiques pourtant, mais qui se méfiaient de ce chien enragé. Il était aussi en délicatesse avec Le Chat noir, trop carnavalesque à son goût, et qui en 1882 l’avait caricaturé, dans un dessin d’Uzès, en moine-­soldat. Viré enfin de Gil Blas, en 1895. La presse moderne, qu’il dévorait pourtant avidement, comme une nauséeuse documentation, il la définit simplement : « Le cul et la galette, tel est le diptyque du journalisme contemporain. » « Quand je veux savoir les dernières nouvelles, écrit-il ­encore, avec humour, je lis saint Paul. » L’âge d’or de la grande presse est pour lui un autre cercle de l’enfer.

Alors, c’est son Journal à lui qu’il écrit. Il a une faim et une soif « furieu­ses de la gloire de Dieu » et, dans le seul ­périodique qu’il lance lui-même — au titre évocateur : Le Pal —, il déclare : « J’ai longtemps cherché le moyen de me rendre insupportable à mes contem­porains. » Cet « écorcheur » — selon l’expression de Rémy de Gourmont, qui le disait aussi « prophète » — y réussit parfaitement… Il existe, pour lui, tant de motifs de colère : la Science, l’Industrie, le Riche. Et l’Eglise « visible », qui « bazarde Jésus-Christ », celle des bourgeois qui invoquent « le bon Dieu » pour ensuite le congédier, « quitte à le reprendre le jour même ». « Je n’écris que pour Dieu », scande-t-il. Dieu, son seul inspirateur, son seul lecteur et son seul censeur. L’homme est difficile à suivre parfois, comme en témoigne cet échange, qu’on peut lire dans la première partie du Journal (titrée « Le mendiant ingrat »), à la date du 11 décembre 1894 : « Il n’y a rien à faire avec vous, m’a dit une dame [Rachilde], vous marchez dans l’Absolu. — Dans quoi voulez-vous donc que je marche ? ai-je répondu. »

 

A la fin de sa vie, Léon Bloy verra dans les catastrophes — le naufrage du Titanic, l’incendie du bazar de la Cha­rité — le châtiment de Dieu, jusqu’à l’ultime séisme de la guerre de 14-18. Mais ce grand désespéré n’est pas qu’un pamphlétaire, comme l’ont étiqueté beaucoup, pas plus qu’un « écrivain catho­lique », label dont il se défendait. Il se situait au-delà, dans les vertigineuses tourmentes de la croyance, dans l’enthousiasme d’un christianisme dont il fut sans doute le dernier croisé halluciné.

 

(1) Léon Bloy, la littérature et la Bible, de Pierre Glaudes, éd. Les Belles Lettres/Essais, 464 p., 35 €.

Lire aussi : Essais et pamphlets, de Léon Bloy, édition établie par Maxence Caron, éd. Bouquins/Laffont, 1 600 p., 34 €. Jeanne et Léon Bloy. Une écriture à quatre mains, de Natacha Galpérine, éd. du Cerf, 416 p., 29 

Léon Bloy Éd. du Cerf, 352 p., 24 €.